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Introductions

Nous ou la cinégénie du bien

Luc Malghem
Chargé de projets du Centre Régional du Libre Examen

02-12-2020

Dans Paris Stalingrad, les couleurs sont froides, blafardes, grises, dessinant le portrait d’une ville occupée, non pas par ces milliers de migrant·es au milieu desquel·les Hind Meddeb et Thim Naccache ont porté leur caméra, mais bien par des escadrons de robocops dont la principale mission consiste à rendre la ville et la vie impossibles à ces femmes et ces hommes de passage (on n’ose parler de réfugié·es tant, de refuge, il n’en est pas question). Et à regarder la déshumanisation en marche, les méthodes et, souvent, le zèle que ces fonctionnaires de l’ordre mettent en œuvre pour mener à bien leur entreprise de nettoyage, il est impossible de ne pas réactiver un imaginaire que les puristes interdiront de situer historiquement mais tout le monde a compris…

Parfait contraire de ce film militant qui, pour toucher, convoque l’indignation et la colère, sur la même thématique, VNous du journaliste et réalisateur Pierre Schonbrodt, et également présenté dans le cadre d’« Habiter l’exil », raconte l’altruisme, la générosité, l’engagement. Ce qui donne un film solaire, aux couleurs chaudes (il faut comparer l’image des deux films pour mesurer le rôle de l’étalonnage dans la cohérence d’un propos), avec deux partis pris très forts dans sa construction narrative, qui conditionnent une forte identification et donc l’adhésion du spectateur ou de la spectatrice : d’une part, plutôt que de s’attacher aux parcours apocalyptiques des migrant·es, le documentariste se focalise sur ces gens qui, sans plus se poser de questions, les accueillent chez eux. Sinon dans des moments de respiration poétiques – des témoignages du Musée éphémère de l’exil, lus par le comédien Jean-Benoît Ugeux –, les migrant·es ne sont montré·es que dans leurs interactions avec les hébergeur·ses, ce qui les rend d’autant plus humain·es qu’on ne les voit plus qu’à hauteur d’homme et de femme.
À ce titre, la scène où Luc Bawin, le médecin généraliste, soigne deux mains déchiquetées par des barbelés est exemplaire, déjà dans sa durée, montrée in extenso et donc fort inconfortable pour un·e spectateur·rice un peu sensible, renvoyé·e de la sorte à sa propre subjectivité, son empathie, ses projections. Mais cette scène est exemplaire aussi parce qu’elle finit bien, ou en tout cas pas trop mal – aussi amochées soient-elles, ces mains sont en train de guérir, dit le médecin, un modèle d’homme tranquille. Et c’est l’autre parti pris de ce film que de se construire en récit positif, presque rassurant, de ne pas charger la barque plus qu’il ne faut (pardon pour cette image douloureuse mais c’est de cela qu’il s’agit : rester entre vivant·es pour agir comme tel·les). Un choix esthétique ou stratégique qui rend le propos plus digeste et même galvanisant pour un public pas forcément militantn.

L’histoire de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugié·es de Hesbaye, dans laquelle s’immerge le film, commence à Hannut, à quelques kilomètres de la frontière linguistique, quand des habitant·es décident de reproduire l’accueil que le village avait réservé aux boat people quelques décennies plus tôt. Où quand l’Histoire se répète mais dans le bon sens pour une fois. L’Histoire, encore elle : tout au long du film, le choix (malin) du noir et blanc pour les informations contextuelles et les séquences d’actualité – les manifestations contre la politique d’asile du gouvernement Michel, pour la mémoire de la petite Mawda – resituent ces petites actions de désobéissance citoyenne dans toute leur historicité.

Parti réaliser un « 26 minutes » sur la Maison de la Laïcité de Waremme pour le compte du Centre d’Action Laïque, Pierre Schonbrodt a très vite pris la mesure du formidable élan de solidarité qui se jouait dans la région et, pendant un an, s’est invité dans les foyers de la Plateforme citoyenne de Hesbaye pour filmer une singulière aventure collective, histoire à la fois de résistance, au sens premier du terme, et de fraternité joyeuse (ou de sororité, tant les femmes semblent majoritaires dans ce mouvement.)
Donc plutôt qu’un énième cri d’alarme sur la fascisation du monde et de la forteresse Europe, voilà un film sur la banalité du bien, pour reprendre un concept déroulé par Edgar Szoc, lui-même hébergeur et administrateur de la Plateformen, quand il décrit l’étonnante facilité avec laquelle accueillir devient une évidence pour qui s’y met.

À propos du titre, VNous : c’est ainsi que s’appellent entre eux·elles les hébergeurs et hébergeuses de migrant·es, pardon, d’amigrant·es, dans la Belgique de la fin des années 2010, c’est-à-dire sur Facebook, d’où s’est répandu le mouvement. VNous : ce mot étrange et synthétique, contraction de Vous et de Nous, est aussi un coup de génie en termes de communication politique. Et il y aurait beaucoup à écrire sur le sens du storytelling que maitrise à la perfection le duo à l’initiative de la Plateforme, Medhi Kassou et Adriana Costa Santos, sur les réseaux sociaux et dans la vraie vie. On se contentera d’émettre l’hypothèse que le secret de la réussite de cette aventure citoyenne improbable, par son dispositif communicationnel et son intelligence des réseaux sociaux, c’est d’avoir réussi à s’ériger en communauté, laquelle passe aussi par les mots et la constitution d’un récit commun – en l’occurrence, un récit positif, ce en quoi le film rencontre parfaitement son sujet qui est aussi, partiellement, son public.
Une communauté où celles et ceux qui accueillent ont, de l’avis général, au moins autant à gagner que leurs invité·es. Sur le plan de l’adéquation entre les valeurs et les actes (et de la qualité du sommeil qui en découle.) En matière de lien social aussi. Et l’on sourit de cet hébergeur qui, pour tenter d’expliquer ses motivations, regrette le temps où il trouvait encore des auto-stoppeur·ses à charger, d’abord parce qu’il·elles lui tenaient compagnie. L’altruisme a ses raisons que la raison ne connait pas toujours et, au fond, on s’en fout. Comme le fait remarquer l’anthropologue Michel Agier, pour pallier le désengagement des pouvoirs publics et la solitude provoquée par l’individualisation des modes de vie, pour rendre simplement possible le passage à l’action sur le plan individuel ou familial, il fallait un cadre fonctionnel. Un cadre qui mette en commun les expériences, dispatche et sécurise : fonctions que remplissent exactement la Plateforme et les personnalités charismatiques qui l’incarnent et la poussent ; dont Diego Dumont, à Hannut.
L’homme est posé. Il dit : « Je suis beaucoup plus calme depuis que j’héberge. Avant j’étais en colère. Maintenant, je dors mieux. Mais c’est vrai aussi que je suis épuisé. Ce week-end, nous en avions 14 chez nous. Je ne vous dis pas l’impact sur la durée de vie des sanitaires. L’État devrait nous payer parce qu’on est beaucoup plus efficace que lui. En matière d’intégration aussi. Les familles tissent des liens de confiance avec des jeunes pour qui tous les adultes étaient d’habitude hostiles. Si un jour, le mouvement devait s’essouffler ou s’arrêter, on aurait gagné beaucoup quand même. Pour les enfants des familles qui accueillent, la générosité est devenue la valeur de départ. Ce sont aussi ces petites graines-là qu’on a tous et toutes ensemble semées, contre la peur et le racisme. Et puis, on aura répondu à cet argument pourri qui veut que les étrangers, on n’a qu’à les accueillir chez nous : ben c’est ce qu’on fait… »

Avec VNous, Pierre Schonbrodt a filmé, écrit, monté un documentaire magnifique dont on ne sort pas indemne et qui rend foi dans notre potentielle humanité. Avec sensibilité, humour et poésie, entre grande Histoire et petites anecdotes, il retourne intelligemment la perspective qui voudrait que la figure de l’Autre ne fonctionne plus en Europe que comme repoussoir – dans VNous, la solidarité s’avère aussi épidémique que source de joie et de cohésion sociale. Par les temps qui courent, c’est terriblement réconfortant et c’est déjà énorme. Et c’est une des raisons du succès populaire de ce film, après lequel on témoigne et on débat aux quatre coins de la Belgique francophone. On attend avec impatience la version sous-titrée en néerlandais. Le reste n’est que contagion.

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En toute cohérence, Pierre Schonbrodt écartera ces rushes où le personnage central, Diego Dumont, raconte son passage à tabac par la police tandis que le secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations d’alors, Théo Francken, prend la pose pendant une rafle en gare de Landen ; son montage (avec Jan Jambon pris en flagrant délit de mensonge) a fait le buzz sur le net.  

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La Plateforme citoyenne de soutien aux réfugié·es s’est constituée en asbl notamment pour gérer la Porte d’Ulysse (un centre d’hébergement pour 350 personnes, ouvert dans le mouvement.)