© Aurélie Villemain
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Dossier

You Are Here

Chedia Le Roij, réalisatrice sonore et Emmanuelle Nizou, collaboratrice à la programmation de La Bellone

25-11-2021

You Are Here est un journal de bord porté par plusieurs voix et écrit par Chedia Le Roij et Emmanuelle Nizou entre 2020 et 2021, années marquées par la pandémie. Dans la continuité de l’enquête sonore dont les épisodes ont été diffusés par La Bellone et Radio Panik, ce carnet retraverse les deux années écoulées pour mettre en écoute des savoirs de terrains qui se sont élaborés, et des initiatives de solidarité et d’entraide qui ont émergées lors des confinements.

Entrée journal C. L. R. : octobre 2021

Verviers, quartier des Prés Javais : rue fantômes. Pepinster : maisons éventrées, emportées. Trooz : cimetière de voitures repêchées. Ci et là encore des tas de meubles devant les maisons. Camions de la protection civile qui passent de maison en maison. Stations d’épuration forcées à l’arrêt, eaux polluées, et partout la renouée du Japon envahit les tas de gravats, pousse dans les voitures défoncées. Alors que je descends la vallée de la Vesdre dans la région liégeoise, j’observe sur les paysages et les êtres les marques des inondations.

Ici l’irruption brutale des eaux se superpose à la pandémie, voire la supplante dans les préoccupations. Pour moi qui ai le luxe de ne pas avoir les mains dans les débris de la crue, ces deux catastrophes témoignent de l’impact nocif de certaines activités humaines sur leur environnement, et en retour sur l’ensemble des êtres humains.

Au cours de ma déambulation je récolte des récits des réponses collectives et individuelles qui se sont fabriquées sur le moment de la crue et depuis. Au moment même des inondations, spontanément, des personnes ont organisé des sauvetages : elles ont utilisé canoës, tractopelles ou même planches de surf ou bassines pour secourir les personnes bloquées dans leurs maisons. Directement après les inondations et pendant plusieurs mois, des travailleur·ses de la construction ont remis l’électricité dans des maisons ; des milliers des volontaires ont afflué de tout le pays pour aider à trier les dons, ramasser les tonnes de déchets, vider et nettoyer les maisons. Aujourd’hui encore il en vient chaque week-end pour nettoyer la Vesdre et aider à reconstruire. Partout ce sont des sons de coups de masses, de massette, de bétonnières, de souffleries des déshumidificateurs… Ces gestes d’entraide et de solidarité ont été d’autant plus vitaux dans certains quartiers que les services publics avaient complètement disparu, désorganisés et submergés par l’ampleur de la catastrophe qui était alors inimaginable. Aujourd’hui encore, dans certaines régions, les services publics semblent courir comme des poulets sans tête, déplaçant par exemple les gravats d’un pré à l’autre sans savoir qu’en faire. Cette désarticulation des institutions me rappelle les récits des débuts de cette autre catastrophe.

Archive de Jerôme Guiot et Valentine Reyniers de Doucheflux : juin 2020

Entrée journal C. L. R. : novembre 2021

Comment les expériences de la pandémie et des inondations peuvent-elles nous outiller pour lutter contre les causes de ces catastrophes indissociablement environnementales et sociales, et dans le même temps pour négocier avec leurs conséquences déjà irréversibles ? Que pouvons-nous en apprendre qui nous prépare à l’intensification des rencontres dramatiques entre les êtres humains et leur environnement ?

Nous avons besoin au minimum d’entretenir, nourrir et relayer les savoirs sur le fonctionnement des gouvernants en temps de crise ; et dans le même mouvement de transmettre les récits des initiatives porteuses de mondes alternatifs au chacun·e pour soi.

Apprendre des réponses des institutions pendant la pandémie et les inondations permettrait déjà d’essayer, comme le suggère Isabelle Stengers, d’avoir un coup d’avance sur elles. Ne pas se laisser abuser par les arguments d’autorités ou les enfumages.

Rappeler notamment que les politiques ont exhibé des expert·es se revendiquant de l’autorité de la Science (avec une majuscule et au singulier) pour légitimer des protocoles de sécurité qui variaient en fonction des stocks de matériel disponibles. Se remémorer qu’au début de la crise, il a été dit aux aides-soignantes qu’elles n’avaient pas besoin de masques, alors qu’elles sont directement en contact avec les personnes âgées dans les maisons de repos.

Tout l’enjeu est d’apprendre de ces retournements sans pour autant tomber dans des raisonnements binaires, du genre pour ou contre les mesures du gouvernement, pour ou contre la Science. Je rejoins Françoise Vergès quand elle dit qu’à défaut de pouvoir, ici et maintenant, se passer de l’État, il faut continuer à lutter pour lui imposer qu’il mette en place ce dont nous avons besoin, par exemple des soins de qualité pour toutes et tous, et en parallèle créer nos espaces d’autonomie. Dans le domaine du soin, des mémoires récentes et plus anciennes peuvent nous inspirer pour nouer des relations depuis nos propres besoins et réalités avec des savoirs scientifiques pluriels, par exemple pour établir nos propres protocoles de sécurité.

Archive de Pablo Nyns, pompier à Bruxelles : juin 2020 et archive de Malika Roelants, pédiatre à l’Hôpital Saint-Pierre et activiste pour la Santé en lutte : septembre 2020

Entrée journal C. L. R. : novembre 2021

Nous savions déjà que lors des crises l’État se rigidifie sur des posture autoritaires, mais ce que nous avons appris de la crise du Covid-19 c’est que, dans certaines circonstances exceptionnelles, il est aussi possible d’augmenter nos marges de manœuvre. Pendant les confinements, en Belgique, deux tiers des détenu·es des centres fermés pour étranger·es ont été libéré·es, des communes bruxelloises ont ouvert des hôtels pour accueillir les sans-abris, l’ONEM a suspendu la dégressivité des allocations de chômage,… Comment faire perdurer ces brèches dans la doxa du « il n’y a pas d’alternative » qui contamine les esprits depuis trente ans ? Et si… et si on prenait appui sur ces ouvertures pour nourrir l’imaginaire et l’espoir d’avenirs possibles autres que le futur probable de l’accentuation du désastre social et environnemental ?

Archive du futur de Alines Fares, militante pour le droit au logement

Entrée journal C. L. R. : novembre 2021

Dans cette société minée par l’idéologie néolibérale et l’atomisation, je suis touchée par la persistance et la création de pratiques collectives de solidarité et d’entraide. Quelles sont les pratiques et éthiques pré-existantes qui ont permis par exemple que des pompier·es bruxellois·es mettent en commun leurs savoirs pour organiser, de leur propre initiative, des protocoles de sécurité ? Ou que le club de supporter·ices de l’Union Saint-Gilloise organise des trajets vers la région liégeoise pour aider les sinistré·es ? Il est important de transmettre ces gestes et l’éclat des mondes dont ils sont porteurs. Les crises rigidifient, détruisent le lien social, accentuent les précarités et les fragilités, sont l’opportunité pour les entrepreneur·ses de tout poil de faire passer leur projets qui sommeillaient dans les cartons, mais parfois aussi provoquent des déplacement de lignes, relient, donnent un sens à l’action. Je pense notamment au réseau de l’associatif laekenois où celles et ceux qui sont resté·es sur le terrain sont sorti·es de leurs rôles encadrés en organisant des concerts devant les tours d’allocataires sociaux, en mettant la main à la pâte pour les distributions alimentaires, en offrant des espaces d’accueil pour les jeunes…

Archive de Said Codm Elouizi : juin 2020

Entrée journal E. N. : mai 2020

Depuis la base, on éprouve, on négocie avec la précarité. On soigne, on panse, on réhabilite. On produit des savoirs-faire non formatés, non formalisables, pas même modélisables, encore moins digitalisables. Ce sont les savoirs du vécu, de l’expérience, du sens commun, ils éclosent à l’échelle d’un quartier, de périmètres plus élargis de Bruxelles et d’ailleurs. De l’un à l’autre, l’entraide s’organise et se tisse. J’espère voir ces ilots se déployer un peu partout, et que tout un archipel va sortir de terre. Que de ces brèches, de ces interstices dans la trame même du monde de l’Économie vont se consolider d’autres manières d’être et de vivre. Des lieux autonomes, des espaces libérés. Comme des herbes adventices qui livreraient bataille au minéral. Saxifrages, casse-pierres, brises-béton, fendeurs et pourfendeurs des puissances granitiques, manifestez-vous !

Archive de La mouche et Taupe du Carnaval sauvage : juillet 2020

Entrée journal E. N. : juin 2020

Quelles stratégies inventer pour mettre en échec un récit unique et linéaire ponctué de bouleversements irréversibles ? « Plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne se sera achevée. Peut-être. »n Et si on prenait une loupe et que l’on regardait attentivement ce qui pousse dans les pores de la domination marchande, qu’on recensait à la manière de botanistes méticuleuses chaque geste résistant à la menace de nos ressources et que l’on cartographiait ces lieux de lutte ?

Archive de Valentine de Douche Flux : juin 2020

Entrée journal E. N. : juin 2020

Basculements. Mondes émergents, possibles désirables. À la parution de son ouvrage le 18 février 2021, Jérôme Baschet nous explique que la notion de « basculements » permet de signifier une dynamique aussi indécise et incertaine dans son déclenchement et son orientation qu’ample et massive, une fois enclenchée. L’avantage de cette notion est de faire place à des dynamiques très diverses, sans pour autant minimiser l’ampleur des catastrophes en cours, ni celle des bouleversements potentiels. Elle amplifie l’ouverture des possibles, et des possibles opposés peuvent également gagner en probabilité, en particulier en situation de grande instabilité.

Et si, depuis ces relevés de cartographe, nous rassemblions et relions ce qui nous avait semblé sain, juste, utile, nécessaire, généreux et partagions nos savoir-faires, nos outils de jardinier·es ? Et si nous mettions de l’imaginaire et de l’action dans ces bouleversements pour que ça ne se déroule pas que sous nos yeux, sans nous, mais aussi avec nous ? Pour dire une transformation sociale profonde, et inclure notre nécessité et notre capacité à en devenir les acteur·ices. Et si nous détournions la narration plus récente de l’effondrisme et que nous arrêtions de négliger certains récits, que nous rendions audibles et composions avec les « autres » voix qui les portent ?

Archive de Fabienne de l’école des devoirs La Rosée à Cureghem : avril 2021
 

Entrée journal C. L. R. : octobre 2021

Deux films se superposent dans ma mémoire des confinements : dans le premier je cultive mes fleurs sur ma terrasse grâce aux bricos restés ouverts. Dans le deuxième des familles du bas de Saint-Gilles ou d’Anderlecht se retrouvent avec des milliers d’euros d’amendes parce que leurs enfants étaient sur la voie publique ; les détenu·es sont privé·es de tout contact physique avec leurs rares visiteur·ses autorisé·es (mais côtoient des agents qui ne portent pas de masque),… La pandémie accentue la violence ordinaire de l’État sur les populations construites comme indésirables, une violence dont certain·es ne reviennent pas.

Entrée journal E. N : Mai. Juin. Septembre. Décembre 2020. Janvier. Février 2021 etc

À chaque jour les informations vomissent des « mondes d’après », « sortie de la normale », « pas de retour à l’anormal »… À quoi résistons-nous ? À quoi nous adaptons-nous pour modéliser ce monde d’après ? Sur quelles bases se dessine notre nouvel ordre social ? Le confinement et la distanciation sociale nous ont enjoint de resserrer nos liens fortsn : dans le meilleur des cas, se tourner vers la famille nucléaire, se concentrer sur le travail – le télétravail −, se diriger vers des amitiés uniques. Ou bien s’enfoncer dans l’isolement et le repli sur soi. Alors que nous dépendons aussi, au quotidien, de liens faibles, qui font la saveur de nos vies sociales, nourrissent nos vies intérieures et diversifient nos réseaux. Des essentiels dans le fonctionnement de nos interactions humaines et dont la charge affective, si elle est moins officielle, n’en est pas moindre.

Archive d’Isabelle Gobbaerts, psychomotricienne émotionnelle : juin 2020
 

Entrée journal E. N.

Ces liens faibles, ce sont nos simples connaissances, nos relations brèves, occasionnelles ou au long cours, nos rencontres d’un jour avec des inconnu·es, nos relations en public, nos correspondances multiples, nos échanges sur internet, nos liens plus distendus. Ce sont aussi les apports des acteur·ices du care qui prennent soin de nous, se soucient de nous, de près ou de loin. Ces liens qui se retrouvent dans nos gestes d’entraide. Dans la solidarité créée par l’occupation d’une place ou d’un rond-point pour quelques semaines, d’un lieu pour quelques mois…

Archive de Iris Beltcheff d’Utsopi : juin 2020
 

Entrée journal E. N. : 1er novembre 2021

Plus d’un an et demi après les premiers mois de la pandémie. On se demandait comment nous allions ne pas laisser s’installer un monde sans contacts, comment nous allions retrouver des lieux de discussion publique. « Chacune et chacun doit réfléchir dès maintenant à la manière dont il est possible de défendre ce droit à la rencontre, sans lequel aucun droit politique n’est possible, et sans lequel aucun rapport de force, pour quelque lutte que ce soit, ne peut jamais se constituer. » Aujourd’hui on relève les paravents de plexiglas aux caisses des commerces, on ré-ouvre les paradis touristiques comme la Thaïlande. Ré-ouverture ?

Est-ce qu’on aurait presque déjà oublié ? Est-ce qu’on aurait déjà accepté ? Si pressé·es que la vie reprenne son cours normal, d’en finir avec les cloisons et les impossibles. Sortir de chez soi à tout prix. Le covid safe ticket pour se « simplifier » la vie. Ou parce qu’on n’a plus le choix. Pour pouvoir « ré-ouvrir » les salles de spectacle, de cinéma, les bars, les restaurants… Mais donner accès à qui ? À quoi ? Aux écrins d’une culture à protéger, ou prête à consommer, à laquelle on ajoute pourtant une nouvelle barrière d’accès pour des raisons sanitaires. Maintenir le divertissement ou l’illusion que tout est « comme avant ». Mouvement d’ouverture ou de clôture ? J’entends encore la ritournelle hypnotisante des alternatives infernales, chantée avec virtuosité dans la langue de l’État, qui distribue et polarise les rôles entre celles et ceux qui la maitrisent et l’énoncent, et les autres, qui doivent l’écouter et la subir. C’est ainsi. C’est comme ça. Banalisation des contrôles et des discriminations ? Oui mais c’est ainsi. C’est comme ça. L’État fait tout ce qui est en son pouvoir.

Comment aujourd’hui, alors que nous aurions retrouvé la liberté de sortir et de consommer, continuer à cultiver nos « Et si » ? Faire perdurer des initiatives solidaires quand une grande vague de précarité ne fait que redémarrer ? Comment remporter encore ce que Jérôme de DoucheFLUX appelle des « petites victoires » quand des personnes sans abri logées dans un hôtel à Forest grâce aux moyens et à la persévérance de leur équipe sont enfin relogées pour de bon. Se dire que ce n’est pas du tout terminé, tenir bon dans l’écriture collective de ces bifurcations.

Si les lecteurs ne s’affichent pas, vous pouvez les trouver ici !

Crédits

Avec les voix de : Pablo Nyns, Jerôme Guiot et Valentine Reyniers, Said Codm Elouizi, La Mouche, Taupe, Aline Fares, Fabienne « de la Rosée », Isabelle Gobbaerts, Malika Roelants, Ayoub, Muriel Sacco, les Strikes Sisters, Iris Beltcheff

Avec des musiques originales et improvisées par Anne et Lydia de l’émission Vide and Co de Radio Panik

You Are Here est une enquête sonore produite par la Bellone, réalisée pendant 1 an et demi par Chedia Le Roij et Emmanuelle Nizou. Ce carnet de bord fait suite à l’émission qui a été enregistrée le 10 septembre 2021 dans le cadre des 10days4ideas initiés par la Bellone, et bénéficié de l’avis de Leslie Doumerc pour sa réalisation.

La Bellone remercie Ersatz et l’Axoso pour le prêt de son studio.

1

Voir la traduction du texte de 1986 d’Ursula Le Guin, « La théorie de la fiction-panier », par Aurélien Gabriel Cohen, sur le site Terrestres

2

M.S. Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, mai 1973

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Journal 53
Territoires
Édito

La rédaction

Niches et passages : de nouveaux territoires plus qu’humains

Joëlle Zask

Je bâtis à roches mon langage

Entretien avec Paula Almirón et Wouter De Raeve

Espace public : un territoire d’alliances à ouvrir

Entretien avec Ninon Mazeaud, artiste plasticienne

Ce qui est étranger et ce qui est soi

Entretien avec Benjamin Monteil

Appartenances : décoloniser la pensée

Questions à Ilke Adam, Gily Coene, Douna Bourabain, Bas van Heur, Lena Imeraj et Tuba Bircan

Le territoire de l’école à l’épreuve du confinement

Julie Dock-Gadisseur, Marie Poncin et Marjorie Van Den Heuvel

Les centres culturels à la rencontre de leurs territoires

Morgane Degrijse

Resserrer nos mondes : retrouver le territoire

Renaud-Selim Sanli

Territoires de liens : expériences en santé mentale

Entretien avec Aurélie Ehx et Laurent Bouchain

Artistes à l’hôpital : quel(s) territoire(s) en temps de pandémie ?

Entretien avec Fabienne Audureau, Catherine Vanandruel et Barbara Roman

Cachot

Latifa

Le territoire du rêve

Andreas Christou

You Are Here

Chedia Le Roij et Emmanuelle Nizou

NONTURISMO : détours inédits racontés par les habitant·es

Federico Bomba, directeur artistique à Sineglossa
Sofia Marasca, chercheuse à Sineglossa

La « culture festive » des marchand·es du mètre carré – L’envers du décor des occupations temporaires à vocation culturelle

Daniele Manno

Théâtre de la Parole : vers d’autres territoires

Magali Mineur, co-directrice du Théâtre de la Parole
avec le regard extérieur de Christine Andrien (co-directrice)

Pistage dans le cyberespace

Corentin

Days4ideas

Mylène Lauzo, Camille Louis et Emmanuelle Nizou

À grandes enjambées

Julie Chemin

Thibaut Georgin

Marie Godart

Sophie Verhoustraeten

Benjamin Monteil

Thibault Scohier